« Les WEBINAR et autres conférences se multiplient sur l’impérieuse nécessité d’engager et d’accélérer la révolution numérique de la filière du « Bâtiment et de l’immobilier ». Du BIM aux PROPTECH, de la révolution bas carbone aux adeptes de l’économie circulaire, tous les acteurs de la filière appellent à utiliser la gestion des données numériques des immeubles, qui va de la conception à la déconstruction.
Cet horizon est louable et nous devons tous y souscrire… à un petit détail près, qui va payer ?
Dans une filière où les marges sur la construction s’érodent de plus en plus et où les recettes de gestion sont de plus en plus réduites, la question est légitime.
Pour 90 % des maîtres d’ouvrages, la première raison qui freine leur engagement dans le numérique est le coût d’investissement au départ : AMO BIM, prestations supplémentaires (DOE Numérique, maquette de gestion), achats de logiciel(s), de plateforme(s) numérique(s), de matériel(s) spécifique(s), nouveau(x) poste(s) à créer, numérisation du patrimoine pour le BIM GEM, etc.
Certes la hausse du foncier continue à gommer et absorber ce différentiel sur l’immobilier résidentiel, mais jusqu’à quand ? Pour tous les autres : bâtiments publics, hôpitaux, locaux et centres commerciaux, la révolution numérique de la conception à l’exploitation doit se traduire par des économies et un résultat net positif ! Le tertiaire qui semblait à l’abri vient de subir avec la crise de la
COVID-19 une attaque sérieuse qui remet en question toutes les options de rentabilité.
Déjà avant cette crise sanitaire, la filière était prise en « sandwich » entre les obligations et décrets de l’ancien monde et les nouvelles normes liées au développement durable, aux économies d’énergie et à la lutte contre le réchauffement planétaire : RE 2020, décret tertiaire, suivi du cycle de vie, traitement des passoires thermiques avant 2028, développement des matériaux biosourcés, gestion des déchets du bâtiment, etc.
L’ancien Ministre du Logement avait rassuré la profession en décidant de repeigner le Code de la Construction, pour réduire les normes superflues et dégager des économies de production… L’ambition était louable mais en dehors de quelques débats sur la norme handicapée, le projet a accouché d’une souris. Il est toujours difficile de revenir en arrière sur une norme. Tout le monde sait que derrière une norme « il y a une niche, avec un chien prêt à mordre … »
Donc, si l’investissement dans le numérique est nécessaire, comment faire… ?
PREMIERE OPTION : Laisser faire le marché
Ce sont les apôtres de la « Destruction créatrice ». Comme la révolution est par définition disruptive, laissons les plus gros ou les plus malins s’engager dans cette voie et les autres devront s’adapter ou mourir. A un moment ou un autre, les outils numériques trouveront un point d’équilibre avec un coût marginal réduit accessible pour tous…
La tendance est à l’oubli qu’une partie de la filière n’est pas dans l’économie de marché. Les équipements publics par exemple sont payés cash par la collectivité, donc par nous. La Cour des Comptes vient par exemple d’alerter sur le retard énorme en matière d’éclairage public par manque d’investissement : étonnant alors que les taux sont au plus bas et que les nouveaux matériels en LED permettent une division par deux des consommations électriques. La Cour pose d’ailleurs la question de la gestion de ce type de projets trop éparpillés en 25 000 communes…
La deuxième difficulté réside sur le fait qu’il existe toujours des approches déviantes pour traiter le problème. Dans un marché de l’immobilier où il existe des milliers de cabinets d’architectures, d’entreprises du bâtiment, de travailleurs indépendants, les économies d’échelles sont difficiles à trouver.
Regardons par exemple combien coûte la mise en place trop rapide de la norme sur la gestion des déchets du bâtiment qui, faute d’avoir bien organisé en amont la prise en charge par les industriels du coût marginal du traitement des déchets, se traduit par une explosion des décharges sauvages non contrôlées !
Enfin en laissant faire le marché, c’est le risque de se faire « manger » par plus gros que soit. Nous sommes dans l’Union Européenne où certains pays scandinaves sont plus avancés que nous sur le numérique et pourraient nous imposer via Bruxelles d’autres choix. Mais c’est aussi du coté des GAFAM que le danger pourrait venir en rachetant nos PROPTECH à prix d’or.
DEUXIEME OPTION : Et si le monde de l’immobilier numérique s’organisait ?
En étant dans une filière peu productive, nous récoltons de fait le manque d’investissement numérique depuis des années. Le ticket d’entrée pour réaliser cette mutation est d’autant plus important.
Difficile de faire table rase de l’existant et de changer tous nos vieux dispositifs informatiques. Le pourcentage de développement des logiciels de l’immobilier dans les grandes SS2I est faible, loin derrière les investissements informatiques pour les services, le commerce, l’industrie, voire même la santé.
Par ailleurs, l’éclosion créatrice des PROPTECH est de bonne augure mais elle est dispersée et souvent incohérente : toutes les PROPTECH ne connaissent pas le BIM, le BIM ne parle pas au CIM, les éditeurs de nos progiciels de gestion freinent l’accès via des API aux codes sources pour échanger de la donnée…
A ce titre, l’ambition d’un éditeur comme SOPRA qui essaye de mixer l’ancien monde (Progiciel de gestion) avec le nouveau monde (Plateforme pour maquette) avec une réponse globale et économique est symptomatique.
Pendant combien de temps nos cumulus électriques auront encore un identifiant IFC dans la maquette numérique, différent de l’identifiant dans le logiciel de facturation, différent de la GMAO, différent de l’application numérique pour gérer les réclamations, etc. ?
Alors on parle du « Messie », le BOS (BUILDING OPERATING SYSTEM) capable de tout échanger et de tout connecter. Au-delà du fait qu’il n’existe pas encore de système unique et international, il faudrait pouvoir tout changer et se dégager de nos vieux ERP peu évolutifs, dans des CLOUDS dispersés.
C’est une marche trop haute à passer pour beaucoup.
De plus les éléments récents : les incendies des serveurs d’OVH en Alsace et les attaques des systèmes informatiques par des hackers dans plusieurs hôpitaux nous rappellent que le nouveau monde numérique n’est pas aussi vertueux que cela, avec ses pirates et ses dangers sur la disparition de la donnée et qu’il faut donc là aussi investir dans la sécurité et les copies.
Le monde du bâtiment est divers et trop éclaté pour représenter une filière unique capable d’intégrer d’un coup toute cette continuité numérique. Il y a trop de solutions en mode « dégradé » qui autorisent tout un chacun à concevoir, construire, gérer et démolir un bâtiment, sans passer par un « investissement » numérique.
Chaque investissement numérique (maquette numérique, plateforme de gestion, CRM Mobile, etc.) se paye cash pour un opérateur et pour une famille de cas d’usages, sans possibilité d’amortissement sur la chaine de valeur en amont ou en aval.
La filière numérique du bâtiment doit devenir cohérente et efficiente si elle veut pénétrer toute la chaine de production. Il faut sûrement l’aider pour rendre tout ce petit monde interopérable.
TROISIEME OPTION : Et si l’Etat facilitait cette cohérence pour rentabiliser les investissements numériques ?
Le moins que l’on puisse dire c’est que la cohérence de la politique d’innovation de l’Etat dans le bâtiment n’existe plus. Il y a des champs qui se structurent : PLAN BIM 2022 pour la maquette numérique, orientations et obligations diverses en matière environnementale… mais d’autres ont du mal à trouver une cohérence : « Carnet numérique d’entretien », « Diagnostic Technique Global » pour les immeubles de plus de 10 ans » par exemple.
Avec la mauvaise impression que tout cela continue à s’empiler sans coordination et surtout sans vision numérique globale sur les outils : ainsi, si le BIM avance, le cadre juridique de la maquette traine. Il faut toujours des plans 2D pour déposer un permis et pour livrer un immeuble à la vente ; pareil pour le DOE. On doublonne les productions papiers et numériques sans les rendre opposables l’une par rapport à l’autre et permettre ainsi de changer de paradigme avec de réelles économies. Les expérimentations existent, mais il faut maintenant accélérer.
L’armée américaine possède une agence, la DARPA (DEFENSE ADVANCED RESEARCH PROJECTS AGENCY) chargée de la recherche et du développement des nouvelles technologies destinées au Pentagone. Chez nous, le CSTB fait ce travail de recherche mais il n’a pas un rôle stratégique pour structurer la filière autour de l’innovation numérique en éliminant les supports papiers obligatoires et les remplacer par des données numériques.
L’objectif est d’effacer numériquement les points de rupture entre conception et réalisation, entre livraison et gestion, entre l’exploitation de la ville et l’exploitation de chaque immeuble. Des pays comme le Canada ou la Suisse sont sur ce chemin pour y parvenir.
Il faut que l’Etat arrête d’inventer de la « Réglementation » immobilière sauf si elle est numérique. A ce titre il faut regretter le silence assourdissant du Secrétariat d’Etat chargé du Numérique sur le sujet.
DERNIERE OPTION : Et si chacun travaillait sérieusement sur la rentabilité économique de ses investissements numériques ?
Nous avons les meilleurs économistes du bâtiment, mais ils ne se sont pas assez engagés sur le calcul du retour d’investissements (ROI) liés aux projets numériques dans le bâtiment et l’immobilier en exploitation.
Aujourd’hui on a trop tendance à « charger » la Maîtrise d’œuvre pour une conception et une réalisation numérique des immeubles en démultipliant des demandes de prestations (Usage 3D spécifiques, AMO BIM, achats logiciels, etc.), alors que la réflexion sur l’utilisation de la maquette Gestion Exploitation Maintenance est à peine abordée.
Trop de maquettes « Livraison » dorment dans des Clouds…
Les investisseurs, propriétaires, Asset Manager, Property Manager, Facility Manager et autres gestionnaires doivent travailler sur leurs besoins et leurs priorités pour améliorer des gains de productivité, réduire des dépenses, éviter des gaspillages, via le numérique en valoriser leurs données propriétaires :
– Réduction des coûts de déplacement par des visites virtuelles ;
– Ajustement des m2 à louer ? des taxes ?
– Commercialisation plus rapide et adaptée aux clients via des images 3D partagées ; – Programmation du PSP et pré commandes négociées aux industriels ;
– Appels d’offres avec des quantitatifs sans les 15 % d’aléas ;
– Diminution des coûts d’ingénierie pour préparer des consultations, des certifications, des réponses réglementaires ;
– Optimisation des dépenses de maintenance sur les contrats, le contrôle des prestataires, la mise en œuvre des garanties, la gestion de la sinistralité ;
– Optimisation des consommations énergétiques, des fluides ;
– Valorisation et plus value d’une data room intégrant le cycle de vie d’un immeuble ; – Gains liés à la fiabilité et la connaissance plus rapide des données des immeubles pour les équipes et les nouveaux collaborateurs ;
– Valorisation de l’adresse de l’immeuble dans son environnement numérique connu : Densification possible autorisée ? Montant des transactions moyennes à proximité ? Etat de vacance ou de la demande locale…
Toutes ces plus values et biens d’autres sont à prévoir et objectiver au préalable avant de s’engager dans la « continuité numérique ». C’est l’objectivation des retours sur investissements au préalable qui peut justifier des investissements sur la maquette BIM, l’acquisition de telle ou telle plateforme ou la numérisation du patrimoine.
Certains ROI sont immédiats et peuvent être liés à un contexte :
– Réduction de la vacance
– Dossiers réglementaires prioritaires à traiter (Amiante ? Passoire thermique ? Sécurité incendie ?)
– Demande de la collectivité locale.
D’autres sont tout simplement structurels :
– Départ à la retraite du collaborateur « sachant » !
– Impossibilité d’évaluer les contrats cadres des prestataires par manque de données terrain – Gaspillage systématique sur les appels d’offres d’équipements
– Explosion des réclamations techniques des clients sans objectivation sur le terrain : Où ? Comment ?
D’autres sont à travailler à partir de nouveaux modes de travail, de collaborations et d’analyses apportées par le numérique :
– Gestion énergétique
– Commercialisation par Internet
– Processus partagés entre usagers, prestataires et donneurs d’ordre du gestionnaire.
C’est par un investissement en conseil et audit sur ce sujet qu’il faut commencer pour définir sa stratégie numérique et estimer son rendement. »
0 commentaires